Direkt zum Inhalt
Für eine andere Entwicklungspolitik!

Beitrag vom 06.02.2018

Le Point Afrique

Felwine Sarr : « Les Africains ont une responsabilité historique »

Pour l'universitaire, écrivain, éditeur, musicien et cofondateur des Ateliers de la pensée à Dakar et Saint-Louis, le continent doit reprendre possession de ses ressources naturelles et spirituelles.

Propos recueillis par Malick Diawara

Le Point : L'un des phénomènes les plus marquants de ce début de XXIe siècle pour l'Afrique est celui des migrations, notamment vers l'Europe. L'Afrique a-t-elle raison d'avoir peur de perdre d'importantes forces vives, et l'Europe de craindre cette ruée subsaharienne ?

Felwine Sarr : La migration est un phénomène important, mais il faut rappeler que 80 % des migrants africains restent en Afrique. Ce n'est donc pas la majorité des migrants qui va en Europe. Le phénomène des migrations est certes spectaculaire, mais, si on regarde la tendance lourde, il n'y a pas, en tout cas pas plus aujourd'hui qu'hier, ce phénomène d'envahissement brandi par les mouvements d'extrême droite et amplifié par un certain traitement de la presse. Et des personnes ayant acquis une nationalité européenne sont toujours qualifiées d'immigrés parce que nées à l'étranger... En France, sur les 5,8 millions d'immigrés, 2,3 millions sont dans ce cas. Sinon, oui, avec les migrations, l'Afrique perd une force vive dont elle a besoin pour se construire. C'est dire combien il est important que les gouvernements africains prennent sérieusement en charge cette question.

Sur quoi l'Afrique doit-elle s'appuyer pour changer le paradigme actuel ?

Le continent doit se réinventer fondamentalement. Les gouvernements africains doivent prendre leurs responsabilités pour éduquer la jeunesse et lui trouver du travail sur place. Pour ce faire, l'Afrique a la tâche de reprendre son destin en main et de décider de la direction qu'elle donne à son économie, à sa politique, à son rapport à l'environnement. Elle doit reprendre possession de ses ressources intellectuelles, philosophiques et spirituelles, de ses terroirs, de ses terres et ressources symboliques aussi, et faire ses choix de société. Cette démarche est essentielle si on veut changer le paradigme actuel.

L'Afrique se donne-t-elle vraiment les moyens de cette ambition ?

Il y a plusieurs Afriques et plusieurs dynamiques sociétales. Que constate-t-on aujourd'hui ? Que les sociétés civiles n'acceptent plus ces présidents vieillissants qui dirigent le continent depuis trente ou quarante ans. Que ce soit en Afrique de l'Ouest, au Burkina, par exemple, en Afrique centrale, en RDC et au Congo Brazza, elles s'organisent, au péril de leur vie, pour provoquer le changement. Cette dynamique est irréversible et semble s'inscrire dans l'Histoire. Avec elle, les gouvernements ne pourront plus longtemps diriger à l'insu de l'intérêt du plus grand nombre et à l'insu de la jeunesse africaine. Qu'ils le veuillent ou non, s'ils continuent à fonctionner sur la base des anciens paradigmes, ils seront emportés. Ce n'est qu'une question de temps.

Je ne crois pas que l'Afrique puisse réclamer un droit à la dévastation de l'environnement du simple fait que les autres l'ont fait.

Finalement, quelle perception avez-vous du potentiel de l'Afrique aujourd'hui ?

Le potentiel est énorme, et ce n'est pas une vue de l'esprit ou un désir de se rassurer. De mon point de vue, la démographie dit le sens des choses. Le rapport de force est en train de changer. En 2100, l'Europe représentera 4 % de la population du globe et le continent africain, 40 %. Cela dit, l'Afrique a d'autres atouts plus importants que cette dynamique démographique qui impressionne tant. Elle a le tiers des réserves minières et énergétiques de l'humanité encore disponibles, sans compter les terres arables, dont elle détient les six dixièmes, encore inexploitées. S'y ajoute l'avantage d'un espace immense largement plus grand que l'Inde, la Chine et l'Europe occidentale réunies. Et puis l'Afrique a sa jeunesse... Sur le plan économique, depuis l'an 2000, la croissance africaine est une réalité dans un environnement mondial qui croît plus lentement. Cette croissance ne veut pas dire grand-chose si elle n'est pas inclusive et n'améliore pas la vie des populations. Bien qu'elle ait encore d'importants défis à relever en termes de bien-être économique et social, l'Afrique est sur une bonne dynamique. La question est de savoir comment mettre ce potentiel au service de ses populations, loin de la prédation des multinationales, qui ont des stratégies pensées pour leur seul profit.

Comment l'Afrique doit-elle s'y prendre pour défendre ce potentiel au regard de ses faibles moyens militaires ? Elle a encore besoin d'intervenants extérieurs pour contenir les menaces qui se font jour sur différents théâtres d'opérations, notamment contre le terrorisme.

Il ne faut pas être dans un excès de militarisme et d'épistémologie de la puissance. Les Africains doivent prendre le temps de construire leurs capacités de sécurité. Même s'il est compréhensible de faire appel à des intervenants extérieurs face à des urgences humanitaires, il faut sortir de l'assistanat et de la tutelle, d'autant plus que ceux qui viennent au secours peuvent se maintenir sur place pour préserver leurs intérêts et entretenir leur ligne d'approvisionnement en matières premières. Sur ce point, l'Afrique doit donc être stratège et visionnaire dans la mise en place de ses capacités de défense. Cela dit, si la question militaire est importante, elle n'est pas fondamentale. Pour mieux se défendre, l'Afrique doit d'abord se réapproprier la gouvernance de ses propres espaces et mettre en place des processus démocratiques légitimes. Seront ainsi portés au pouvoir des individus soutenus par d'importantes forces sociales, pour lesquelles ils pourront instaurer des politiques profitables. Un exemple : l'armée rwandaise n'est pas plus puissante que l'armée sénégalaise et le Rwanda n'a pas un PIB par habitant supérieur à celui du Sénégal. Pourtant, Paul Kagame décide en toute indépendance, sans qu'aucune option ne lui soit imposée de l'extérieur par quelque pays que ce soit. Il n'a pas la capacité militaire d'une grande puissance, mais il gouverne sur un consensus avec un État tourné vers le bien-être de sa population, notamment en matière d'éducation et de santé. Il obtient des résultats et peut faire les choix qu'il estime les meilleurs pour les Rwandais. Aujourd'hui, beaucoup de pays ne sont pas en mesure de faire de même, car les gouvernements n'ont pas le soutien qu'ils devraient avoir lorsqu'ils prennent des décisions de rupture. Pourquoi ? Parce que, au lieu de s'occuper de leurs populations, ils s'occupent plutôt de leur clan et de leur clientèle.

Concrètement, quelle gouvernance politique, économique et culturelle l'Afrique vous paraît-elle devoir adopter pour construire le destin qu'elle se sera choisi à partir de ses valeurs propres et de son histoire ?

La question de la gouvernance est capitale. La gouvernance politique doit être fondée sur des choix légitimés par le plus grand nombre, mais la démocratie, ce n'est pas seulement l'organisation des élections. C'est aussi la participation du plus grand nombre aux choix politiques, le contrôle de l'action politique, l'existence de contre-pouvoirs, un contrat social articulé autour du bien-être du plus grand nombre. Ce sont là de véritables questions de fond. Les sociétés africaines doivent penser des modes de désignation qui respectent ces principes-là et prennent en compte leur culture profonde, leur mode d'organisation, leur mode de production de légitimité, leur histoire politique et sociale. Le fondement démocratique doit être là, puisque sa problématique centrale est de savoir comment organiser la cité au profit du plus grand nombre. Il faut éviter le prêt-à-porter sociétal et prendre en compte les dynamiques propres aux Africains. Pour ce qui est de la gouvernance économique, elle doit être tournée au profit du bien-être du plus grand nombre. À mon sens, en empruntant ces voies, l'Afrique pourra libérer tout son potentiel.

Pour l'Afrique, l'heure n'est plus à la commercialisation de matières premières brutes, mais à la création de valeurs. Quelle réflexion ce constat vous suggère-t-il ?

L'Afrique a vécu une forme de désindustrialisation dans le système économique des années 1970, au sein duquel elle exportait des matières premières pour lesquelles elle ne maîtrisait pas les cours et desquelles elle ne tirait aucune valeur ajoutée. Ce qui l'a conduite à occuper la portion congrue du commerce international. Aujourd'hui, non seulement une réflexion est à mener sur le type d'industrialisation dont le continent a besoin, mais aussi sur la manière dont elle doit s'insérer dans le commerce international. Que constate-t-on si on se réfère à l'histoire économique ? Avant d'affronter la concurrence internationale, pendant le XIXe et une partie du XXe, les pays européens et américains ont protégé leurs filières et se sont protégés. Autrement dit, l'Afrique ne doit pas accepter qu'on lui vende un libéralisme à tout va alors que l'histoire économique du monde dit le contraire.

Comment, dans ce contexte, l'Afrique doit-elle affronter le défi écologique ?

Il est essentiel que l'Afrique relève le défi écologique, car non seulement elle affronte les conséquences néfastes du changement climatique, mais elle est grandement frappée par la réduction et la perte de la biodiversité. Le lac Tchad en est un exemple, dont l'écosystème est marqué par la déforestation de ses environs, son assèchement progressif et ses migrants écologiques obligés de partir en raison de la dégradation de leur cadre de vie. Cela me conduit à dire que je n'adhère pas du tout à ce discours entendu quelquefois sur le continent selon lequel l'Afrique a aussi le droit de polluer et d'abattre des arbres parce que les pays industrialisés l'ont fait. Je ne crois pas que l'Afrique puisse réclamer un droit à la dévastation de l'environnement du simple fait que les autres l'ont fait. Elle peut avoir une conscience écologique plus aiguë. Elle n'est pas obligée de fonder son aventure économique sur des énergies fossiles comme cela a été le cas tout au long du XXe siècle. Elle peut s'appuyer sur des énergies renouvelables, dont elle dispose en grande quantité. L'Afrique doit avoir une vision stratégique claire de l'économie à bâtir à partir de ses ressources, de ses avantages stratégiques et comparatifs, et sur la base d'un projet de réinvention d'un rapport de l'économique et du social. Elle peut en effet proposer des modèles qui existent déjà à petite échelle, qui sont expérimentés çà et là sur le continent et qu'il est possible de systématiser en leur faisant changer d'échelle. Elle peut d'autant plus être dans un paradigme d'économie verte ou d'économie bleue qu'elle dispose de suffisamment d'espaces d'expérimentation sur le continent pour réinventer autre chose et faire différemment. L'Afrique a les moyens d'avoir de nouveau les types de rapport à l'écologie première qu'elle a déjà eus. Il s'agit de rapports efficients économiquement, mais dans une logique de production pour satisfaire non pas spécialement les besoins du marché, mais les besoins des individus. C'est totalement différent. C'est juste une question de vision et de mentalité.

L'Afrique, continent d'avenir... Mirage ou certitude ?

Nul ne sait fondamentalement où vont les sociétés, mais les éléments pour que l'Afrique transforme son potentiel en bien-être social, politique et économique sont réels. Les Africains ont la responsabilité historique de réfléchir à leur destin et d'agir pour le configurer. Le continent doit désormais être dans le temps d'une action portée par une vision qui lui soit propre. Cela dit, il y a lieu de comprendre que les discours projetés sur l'Afrique sont sous-tendus par des enjeux idéologiques. De tous les endroits du monde, les stratèges ont vu le potentiel du continent et ils savent que ses ressources peuvent être utiles à leurs pays. Il en va ainsi des Chinois, mais aussi des Européens, qui savent que les ressources de l'Afrique peuvent leur donner un nouveau souffle, comme cela a été le cas pendant la révolution industrielle et la colonisation aux XIXe et XXe siècles. Les uns et les autres ont des discours ficelés pour défendre leurs intérêts géostratégiques. Tantôt on flatte l'Afrique (« le continent a de l'avenir »), tantôt on tente de la remettre à sa place (« le continent est encore en butte à des dictatures et sa démographie est un problème »). Il faut que l'Afrique le comprenne et ne soit pas dupe. Il faut qu'elle refuse ce regard vicié sur elle-même. Il est temps qu'elle découvre elle-même son vrai visage.

------------------------------------------
Felwine Sarr, le touche-à-tout

Enseignant : 2006 : doctorat d'économie à l'université d'Orléans - 2007 : professeur titulaire du Conseil africain et malgache pour l'enseignement supérieur (Cames), enseigne à l'Université Gaston-Berger (UGB), à Saint-Louis (Sénégal) - 2011 :doyen de la faculté d'économie et de gestion de l'UGB et directeur de la nouvelle UFR Civilisations, religions, art et communication de l'UGB - 2017 :professeur invité à l'Institut d'études avancées de Nantes Ecrivain : 2009 : publie Dahij (Gallimard) - 2010 :Prix Abdoulaye-Fadiga, qui encourage la recherche économique - 2011 : publie 105 Rue Carnot (Mémoire d'encrier) - 2012 :Méditations africaines (Mémoire d'encrier) - 2016 :publie Afrotopia (Philippe Rey), Grand Prix des associations littéraires (Cameroun) dans la catégorie Recherche - 2016 : lance avec Achille Mbembé les Ateliers de la pensée à Dakar et à Saint-Louis - 2017 : Ishindenshin et Habiter le monde (Mémoire d'encrier) ; codirige avec Achille Mbembé Ecrire l'Afrique-Monde (Philippe Rey), qui réunit les actes des Ateliers de la pensée à Dakar et à Saint-Louis. Editeur Cofondateur de la maison d'édition Jimsaan, Felwine Sarr est aussi éditeur de la Revue des mutations en Afrique (Codesria-Uneca). Musicien 2000 :sort Civilisation ou barbarie - 2005 : Les mots du récit - 2007 : Bassaï