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Beitrag vom 12.06.2024

Le Point

« La Parole aux négresses », réédition d’un manifeste pionnier du féminisme africain

Quarante-six ans après sa sortie, l’ouvrage de l’anthropologue Awa Thiam, qui donnait pour la première fois la parole aux femmes africaines, résonne plus que jamais.

Par notre correspondante à Dakar, Clémence Cluzel

Disparu des rayonnages des librairies francophones depuis les années 1980, l'ouvrage phare La Parole aux négresses, publié en 1978 au Sénégal par l'anthropologue Awa Thiam, jouit enfin d'un nouveau coup de projecteur, avec pas moins de deux rééditions cette année. Quarante-six ans après sa sortie, l'œuvre est en effet rééditée en France par la maison d'édition Divergentes, ainsi que par les éditions Saaraba au Sénégal et en Afrique de l'Ouest. « Cette envie remonte à 2021 lorsque j'étais libraire », se rappelle Souleymane Gueye, directeur éditorial de Saaraba. Depuis plusieurs années, le livre circulait ainsi uniquement à travers des éditions de seconde main ou anglophones. Cela alors même que « l'ouvrage fait partie des textes importants du patrimoine littéraire africain de par ses thématiques et son approche », précise-t-il. Et d'ajouter : « Il persiste une sorte de mythe autour de l'ouvrage et de son autrice : il est méconnu par beaucoup de Sénégalais et nombreux ne l'ont jamais lu. » À l'époque, l'ouvrage fait controverse à sa sortie au Sénégal, certains remettant en cause les compétences et la méthode d'analyse de son autrice. Car il est révolutionnaire et considéré comme fondateur du féminisme africain. « C'est un texte fondamental qui ouvre une perspective féministe africaine noire et porte sa voix sur la scène internationale », souligne Kani Diop-Lô, sociologue en sciences familiales et du développement humain aux États-Unis, rédactrice de la postface de l'édition sénégalaise.

Les bases d'un féminisme africain

Pour la première fois en effet, la parole est donnée aux femmes noires africaines. Cela a lieu dans un contexte postindépendance où, malgré les luttes menées, le patriarcat est persistant, renforcé par l'adoption de lois comme le Code de la famille au Sénégal qui définit l'homme comme chef de famille, ou la polygamie. À l'époque, les mouvements féministes pour l'indépendance ne s'engagent pas dans la lutte contre le patriarcat. L'ouvrage d'Awa Thiam apparaît donc comme particulièrement pionnier et radical. Doublement bâillonnées, par les hommes et les féministes occidentales qui leur confisquent habituellement la parole, des Maliennes, Sénégalaises, Guinéennes, Ivoiriennes témoignent dans l'ouvrage de leurs réalités, mettant des mots sur leurs maux. Les mutilations génitales féminines (MGF), le mariage forcé, la dépigmentation, la polygamie, la dot… sont au centre des récits rapportés. Awa Thiam interroge la société et les traditions, remet en cause la religion ou plutôt sa pratique, analyse sociologiquement les mécanismes de domination, dénonce ces violences taboues, et dresse une « historiographie des oppressions subies par les femmes africaines », comme le note Ndeye Fatou Kane, autrice et féministe qui a rédigé la préface de la réédition de Saaraba.

En donnant la parole aux femmes africaines noires, l'autrice pose les bases d'un féminisme panafricain. « Elle va ancrer le féminisme africain dans la lutte féministe globale, tout en lui donnant son identité propre », soutient Mme Kane. En effet, en démontrant que les réalités des féministes occidentales sont différentes de celles des Africaines, elle dessine les contours du concept d'« intersectionnalité » qui sera ensuite théorisé par la féministe afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw. « Là où l'Européenne se plaint d'être doublement opprimée, la Négresse l'est triplement. Oppression de par son sexe, de par sa classe, et de par sa race. Sexisme – Racisme – Existence de classes sociales (capitalisme, colonialisme ou néocolonialisme) », écrit Awa Thiam, assimilant l'interventionnisme des féministes occidentales à une nouvelle forme de colonialisme. « Elle nous a légué beaucoup de notions et théories comme celle de la “sororité internationale”, qui prône la solidarité des femmes et une lutte collective contre leurs oppressions communes », rapporte Mme Diop-Lô. À ces axes de réflexion, elle fait suivre un appel à l'action, qui insiste sur la nécessité pour les femmes africaines de réclamer leurs droits et de faire entendre leur voix en refusant l'invisibilisation. « C'est un ouvrage de prise de conscience, une boussole dans les luttes féministes et une référence », argumente Ndeye Fatou Kane. La chercheuse a découvert l'autrice tardivement, par l'entremise d'une amie américaine, lorsqu'elle rédigeait son essai Vous avez dit féministe ? en 2018, dans lequel elle analysait des textes fondateurs du féminisme, dont celui d'Awa Thiam. « J'étais étonnée de n'avoir jamais entendu parler d'elle, cela m'a intriguée », raconte celle qui étudie désormais les œuvres et les engagements de la Sénégalaise.

Travail de réhabilitation

Née en 1950 au Sénégal, Awa Thiam est une activiste féministe, particulièrement engagée dans la lutte contre les MGF en Afrique. Ce militantisme influence de façon notable les politiques publiques de la France, du Sénégal, mais aussi des États-Unis dans l'adoption de lois contre l'excision. L'anthropologue a également œuvré à l'adoption de la loi sur la parité au Sénégal. « Elle fait partie des femmes noires les plus éminentes du XXIe siècle : elle est brillante, a consacré sa vie à la lutte pour les droits des femmes et est une grande activiste », développe Kani Diop-Lô, qui considère Awa Thiam comme son mentor et modèle. Pourtant, malgré la puissance du texte et les apports de Thiam, ceux-ci restent largement méconnus au Sénégal, et globalement invisibilisés. « L'ouvrage n'a pas obtenu l'envergure qu'il aurait méritée. Peut-être est-ce par rapport à la culture et la dimension religieuse du Sénégal ? Le livre, avant-gardiste, a pu être perçu comme un danger dans cette société patriarcale », avance la sociologue. Aux États-Unis, la situation est tout autre. « La Parole aux négresses est considéré comme une bible par les Afro-Américaines et les Caribéennes, qui y puisent des pistes de recherche et des idées », explique-t-elle, se souvenant d'une de ses professeurs à l'université de Floride citant Awa Thiam lors d'un cours sur les écrivaines africaines.

« Comment cet ouvrage et son autrice sont-ils passés à travers des mailles du filet pendant si longtemps ? » s'interroge Ndeye Fatou Kane, qui se sent désormais investie de la mission de faire connaître Awa Thiam au plus grand nombre et ne manque pas une occasion pour l'évoquer, craignant de « voir sa voix disparaître ». Elle se félicite de cette réédition. « C'est une bonne chose que le livre ait deux vies : l'une en France, et l'autre au Sénégal. C'est d'autant plus important qu'une édition parte du Sénégal, avec sa dimension affective, pour arriver au monde. C'est aussi une manière de répondre à ceux qui disent que le féminisme en Afrique a été importé d'Occident », insiste celle qui avait rédigé une pétition pour demander une réédition de l'ouvrage aux Éditions Poche. Kani Diop-Lô est également enthousiaste devant ce nouvel élan, après plusieurs années de silence. « Awa Thiam nous a tout donné et nous a légué un riche héritage qui ouvre de nouvelles perspectives. Il me tient à cœur de restituer son travail colossal et ses apports. Je voudrais qu'elle obtienne la reconnaissance qu'elle mérite », appuie-t-elle, soulignant que c'est à la nouvelle génération de « faire ce travail de réhabilitation pour montrer comme les chercheurs se sont approvisionnés dans les recherches de Thiam ». Elle plaide pour que les théories de Thiam soient enseignées à grande échelle en Afrique, comme c'est le cas dans les universités américaines : « Cela concerne les maux des femmes du continent avant tout ! » argumente-t-elle. Dans cette même optique, les éditions Saaraba ont pour projet la construction d'un site qui recensera des ressources sur l'œuvre et son autrice. Plusieurs événements sont également prévus au Sénégal, mais aussi à Abidjan, pour diffuser l'ouvrage.

Problématiques actuelles et appel à l'action

Un regain d'intérêt de la nouvelle génération qui pourrait trouver un écho certain dans une œuvre qui, bien que datant de 46 ans en arrière, s'avère toujours très actuelle. « Les maux évoqués sont les mêmes que ceux d'aujourd'hui. On s'y retrouve toujours, tandis que d'autres comme la parité, la répartition des tâches domestiques, etc. sont venus s'ajouter », reconnaît la sociologue, qui ne veut cependant pas occulter les lents progrès constatés sur les MGF et veut y voir une source d'espoir. Alors que la Gambie doit prochainement se prononcer en votant pour rendre de nouveau légal l'excision, que l'absence de parité dans le nouveau gouvernement au Sénégal a été pointé du doigt, la pertinence des sujets évoqués dans l'ouvrage saute aux yeux. « C'est un livre compagnon : je relis régulièrement des passages car force est de constater que nous sommes toujours sous le joug du patriarcat. Les générations ont changé, mais les mêmes oppressions demeurent, souvent appuyées par la conception de la religion », constate Ndeye Fatou Kane, qui note cependant que les modes de lutte ont évolué grâce à la présence des réseaux sociaux et à la constitution de réseaux et groupes de féministes. Elle fustige un retour au nationalisme et traditions qui s'accompagne d'un rejet d'ouverture au monde, contribuant à un « cloisonnement qui se répercute sur les droits des femmes ». Alors que ces droits sont menacés ces dernières années à l'échelle planétaire, la réédition de La Parole aux négresses semble tomber à pic pour redonner une impulsion à la nouvelle génération de féministes. « Le message d'espoir dispensé dans l'ouvrage va résonner chez les jeunes femmes », assure Mme Diop-Lô. Un sentiment partagé par Mme Kane, qui est certaine que « cette impulsion va encourager à l'action et à la prise de parole », deux axes essentiels pour le changement, selon Awa Thiam. « Lutter, c'est se battre avec résolution et foi dans une victoire certaine, comme la promesse d'un bonheur prochain et sûr, que l'on vivra ou que d'autres vivront. Donc lutter avec la ferme conviction qu'il y aura un aboutissement positif – en notre présence ou en notre absence. LUTTER », écrivait-elle ainsi. « En laissant des traces écrites, Awa Thiam inspire la génération et documente nos luttes. C'est essentiel », conclut Ndeye Fatou Kane.